Le cimetière. L'endroit que Gabriel détestait sans doute le plus au monde; cela ne lui rappelait que trop à quel point la vie était fragile, éphémère, et la certitude de mourir un jour,inexorable. A vrai dire, ce n'était pas tant la mort qui lui faisait peur que l'éternité qui venait ensuite; c'était plutôt l'énormité de la notion "disparaître pour un temps infini" qui lui retournait les tripes. Et pourtant, il se tenait là, en ce lieu sinistre. Son père y avait été enterré la veille mais la pierre tombale, s'assimilant aux autres, n'était pas différentes que si l'événement avait eu lieu quelques siècles auparavant. Gabriel se demandait comment les tombes si resserrées pouvaient abriter tant de cadavres; ils se chevauchaient forcément.

Il eut un regard dédaigneux pour la pierre grise et froide; le patriarche ne méritait pas mieux. Il ne venait pas lui rendre visite parce qu'il lui manquait, non, simplement pour son image. Ô bien sûr, il y avait un certain vide en sa demeure, mais il était rapidement comblé par les demoiselles qu'il avait embauchées pour son "confort personnel". Notre homme fronça soudain les sourcils: quelque chose manquait. Il leva les yeux et hormis le Soleil, et peut-être quelques nuages, il n'y avait rien d'autre. Pas le moindre bruit. C'était peut-être ça son problème; tout était bien trop calme, loin de l'animation de la ville, et avait quelque chose de ...
plutôt déstabilisant.

C'était contrariant, d'être déstabilisé. Or, voyez-vous...Gabriel n'appréciait pas vraiment d'être contrarié. Il soupira et reposa son regard de la tombe de son père. Une araignée était en train de tisser sa toile entre la pierre et la sépulture voisine. Il eut un mouvement de recul et se sentit d'un coup bien mal à l'aise.

Il ne s'enfuit pourtant pas en courant, non, il se reprit bien vite; un reniflement dédaigneux sembla chasser toutes ses craintes et il rajusta sa longue veste.

"Père..." murmura t-il doucement.

Il s'agenouilla devant la tombe, au niveau de l'épitaphe, comme pour se mettre à égalité avec lui;

"Merci..."

Un sourire vient fendre en deux son visage aussi noble qu'écailleux:

"Je te promets de prendre soin de ton argent, père... et de ne laisser..."

Il s'arrêta; l'araignée, de grosse taille, se rapprochait dangereusement de sa main posée sur la roche. Un soupir agacé plus tard, la pauvre bête ne fut plus qu'un tas de cendres. Il se retourna vers l'écriteau et après un vague rictus d'excuse, il reprit:

"Et de ne laisser aucune nuisance quelle qu'elle soit me pourrir l'existence."

Il se releva ensuite, un sourire d'autosatisfaction sur les lèvres;

"Je sais que tu serais fier de moi si tu le pouvais encore."

[Je peux?]

Le vent vint balayer l’herbe, la faisant danser de milliers de reflets. Un bruit de pas, léger, mit fin à cet instant de calme et une ombre passa furtive, et agile. Elenna avançait, en dehors des murs de la cité, sans autre but que celui de profiter de sa liberté.

De loin, avec son habileté sauvage et déterminée, on aurait pu croire qu’elle savait pertinemment où elle allait, et pourtant c’était loin d’être le cas. Cependant, cela ne la dérangeait pas. Elle aimait flâner sans but, découvrir les endroits inconnus comme elle l’avait fait pour tant d’autres lieux auparavant. Mais était-elle toujours une nomade ou bien Elament marquait-elle la fin du voyage? Elle n’en savait rien et écarta toute question de son esprit, elle ne s’était jamais embarrassée de futilités de ce genre. Elle préférait se concentrer sur ses instincts en éveil, qui lui permettaient de ne laisser aucun danger la surprendre. On lui avait dit qu’à Elament la sécurité n’était pas réellement de vigueur et c’était encore plus vrai dans les proches abords de la cité. Elenna n’en était pas effrayée pour autant.

Elle avançait toujours tel un animal aux aguets quand elle se retrouva aux portes d’un cimetière. Il était différent de ceux qu’elle avait croisé dans les précédentes cités qu’elle avait parcouru. Les tombes étaient si proches que l’on se demandait comment on avait trouvé la place d’enterrer un corps sous chaque pierre tombale. Mais l’ambiance qui y régnait était, elle aussi, plus étrange que ce qu’elle avait connu. Pourtant dans chacun de ces lieux, la mort semblait si proche… Mais là c’était différent. Elle n’aurait su le décrire, peut-être parce qu’il n’y avait pas de mots pour expliquer, il fallait simplement le sentir.

Elle s’arrêta à l’entrée. Elle ressentait l’envie d’entrer et d’observer de plus près cet endroit qui l’intriguait. Elle n’avait pourtant rien à y faire de particulier mais elle n’avait rien de mieux à faire non plus.
Néanmoins la visite s’avéra plus ardue que prévu car les tombes étaient si serrées que le passage en était devenu difficile. Elenna n’y prêta pourtant pas attention. En effet, elle venait de remarqué une des choses qui détonnait dans ce lieu… Il n’y avait pas la moindre fleur. Dans tous les cimetières, il y avait des fleurs. Enfin, dans les hautes terres de l’Ouest en tout cas c’était comme ça.

Elle commençait à se demander si quelqu’un venait encore ici quand elle entendit un bruit. Elle se figea. Son regard de louve scruta chaque recoin du cimetière et elle aperçut une silhouette un peu plus loin entre les tombes.

Instinctivement, elle s’approcha furtivement du lieu où se trouvait l’inconnu. Et elle fut rapidement assez près pour se rendre compte qu’il parlait. Elle observa les alentours. Personne. A qui parlait-il? A la tombe qui se trouvait devant lui? Elle avait toujours trouvé cela étrange que les gens parlent aux morts. Pour elle, parler à des gens qui n’existent plus était insensé, ce n’était que des paroles emportées par le vent et qui n’arriveraient jamais à destination.

L’inconnu ne remarqua pas sa présence. Il devait être trop absorbé par ce qu’il était en train de dire. Par conséquent, Elenna s’assit en tailleur sur une pierre tombale qui s’était effondrée sur le sol.
Elle attendit qu’il se retourne pour sortir et qu’il se rende compte qu’elle était là, juste derrière lui à quelques pas à peine.

Sur son visage intriguant, ses yeux étaient devenus dorés.

Enfin, il se releva. Il soupira une dernière fois puis se détourna, passant sans vraiment la voir devant la chose perchée non loin de là. Il se retourna ensuite, l'ayant enfin calculée, et posa sur elle son regard reptilien, sourcils froncés. Que faisait-elle là? L'avait-elle suivi? Non, il se faisait des idées. Ses éventuels détracteurs se feraient plus discret. Il secoua la tête, voilà qu'il devenait paranoïaque: qui pouvait bien lui en vouloir? Son crime n'avait eu aucun témoin, et il y avait bien plus riche que lui à dépouiller. Et puis, cette créature était une femme - sans être mysogine, il ne reconnaissait que les hommes comme dignes d'être ses "ennemis" potentiels - et de plus, la pierre sur laquelle elle s'était assise était simplement celle d'un membre de sa famille. Elle l'avait remarqué lorsqu'il s'était levé, et l'avait fixé, voilà tout. Il n'y avait pas à s'inquiéter pour si peu.

Il leva les yeux au ciel, puis les rabaissa sur la jeune femme. Il leva un doigt vers les nuages, pour lui indiquer quelque chose: des nuages sombres menaçaient d'orage. Puis il se retourna vers la grille, et s'arrêta net: une araignée venait juste d'y tisser sa toile.

Il jura: il n'osait passer. Araignée signifiait mauvais présage; on ne provoquait pas ce genre de petite bête. Hors de question de l'immoler par le feu: cela serait une déclaration de guerre au destin. Il s'en retourna donc vers la tombe de son père, comme s'il avait oublié quelque chose. Il espérait qu'ainsi, en sortant, la jeune femme se débarasserait de la petite bête à sa place - puisqu'apparemment il était le seul touché par ce genre de présage - et qu'il serait libre de s'en aller à son tour. En attendant, il semblait que son père - ou le destin? avait décidé de le garder ici. Il estimait à une heure le début de l'orage, et se trompait rarement sur la météo. Une heure, resterait-elle aussi longtemps? Qu'importait : Gabriel était quelqu'un de patient.

Inquiet tout de même: il avait vu deux araignées en l'espace d'un quart d'heure. Quelque chose lui disait que les ennuis ne tarderaient pas à pointer le bout de leur nez.

Un sourire apparut au coin des lèvres de la jeune fille lorsque l’inconnu remarqua enfin sa présence. Il sembla s’interroger quelques instants avant de regarder le ciel. Il posa ensuite son regard sur elle et lui désigna les cieux. Que voulait-il? Qu’elle voit que l’orage n’était pas loin? Elle l’avait remarqué mais en quoi cela pouvait-elle l’intéresser? Elle avait souvent dormi dehors ces dernières années, quelques soient le temps. Et même avant, le maigre toit qu’elle avait sur la tête ne l’avait jamais protégée de quoi que ce soit. Elle rit. Un rire clair et léger, qu’elle n’aimait pas. Les hommes l’avait toujours cru fragile et ce rire là, les confortait parfois dans cet idée. Pensait-il lui aussi qu’elle était faible parce qu’elle était une femme? C’était peut-être pour cela qu’il lui avait fait remarqué que le temps allait se dégrader. Si c’était bien le cas, il se trompait. Elle avait déjà survécu à d’autres orages, à d’autres intempéries et quand bien même ni la maladie, ni la mort ne l’effrayait. Elle était libre à présent et c’était tout ce qui comptait. Aucun autre homme ne se sentirait supérieur à elle et ne la considérerait comme une esclave. Jamais.

Elle leva à nouveau ses yeux dorés vers lui et vit qu’il avait finit par s’éloigner vers la porte du cimetière. Mais une fois devant la porte, il eut un comportement étrange… Il paraissait avoir peur de quelque chose mais Elenna ne voyait rien. Peut-être était-elle trop loin mais même dans ses conditions, il fallait que l’objet de sa peur soit relativement petit. Elle était intriguée. Qu’est ce qui pouvait effrayer un homme qui n’avait, à première vue, pas l’air d’un faible? Et son étonnement grandit encore quand l’hybride fit demi-tour et retourna vers la tombe sur laquelle il se recueillait lorsqu’elle était arrivée.

S’agissait-il d’un piège dans lequel il espérait qu’elle tombe à sa place? Elle frissonna. Elle le regardait toujours, il semblait décidé à attendre qu’elle sorte avant lui. Bien. Elle ne comptait pas sortir pour s’abriter et cela pour deux raisons. La première c’était qu’elle n’avait aucun lieu pour s’abriter et la deuxième, qu’elle s’était déjà retrouvée sous des orages plus violent que celui qui s’annonçait.

Elle se demanda alors ce qu’il ferait si elle ne sortait pas. Prendrait-il le risque de sortir le premier malgré ses réticences? Cela l’amusa. Elle se leva lentement et épousseta sa cape et ses braies. Elle avança agilement dans le cimetière sans faire le moindre pas en direction des portes.

Lorsqu’elle passa à côté de lui, son regard doré le détailla rapidement puis sa voix aussi légère et douce que son rire brisa le silence.

" - Vous attendez quelque chose? "

Elle dévoila ses canines de louve dans un sourire qui n’avait pourtant rien d’agressif. Elle était simplement amusée. Elle n’avait pas rencontré beaucoup de monde depuis son arrivée et il est vrai qu’elle commençait sérieusement à s’ennuyer. Cependant, elle restait sur ses gardes, cet inconnu restait un individu de sexe masculin et elle connaissait leur ambition à se sentir supérieur. Dans les castes c’était eux qui avait les plus hautes positions et quelques soient la castes c’était eux qui croyaient pouvoir décider pour elle. Elle ne faisait confiance à personne et encore moins aux hommes. Tant que l’un d’eux ne lui aurait pas prouver le contraire elle ne changerait d’avis sur aucun d’entre eux.