Il n'était pas tout à fait six heures du matin. Le soleil n'était pas encore levé, mais le ciel pâlissait à l'est. L'air était frais ce matin, pour un mois de mai : des petits nuages de vapeur se formaient devant la bouche des gardes qui veillaient sur la muraille de la Cité. Les pauvres bougres veillaient chaque nuit. Elament gardait encore trop de cicatrices de la Bataille pour que les habitants soient redevenus confiants. En fait, il y avait peu de chances pour que les Démons recommencent leur offensive de sitôt, vu les pertes qu'ils avaient subies. Mais cela rassurait les gens. Alors les gardes veillaient, et ce n'était pas toujours drôle.

Tout de même, cette nuit avait été moins ennuyeuse que bien d'autres. Quelqu'un était venu leur tenir compagnie. Un homme nommé Archael, aux ailes cristallines et aux cheveux de neige. Il était resté sur la muraille presque toute la nuit, scrutant avec eux le noir sous les murailles et échangeant un mot ou un autre. Après quelques moments de gêne, la simplicité de l'ange avait conquis les soldats - l'un ou l'autre l'avaient d'ailleurs eu comme confrère à l'époque où ils faisaient leurs études. Il n'avait pas grand-chose de différent de l'élève d'autrefois - sauf peut-être le fait qu'il souriait moins. Il n'était reparti qu'au matin, apparemment pas plus fatigué que cela. Ces histoires devaient être vraies, qui racontaient que cet homme ne dormait jamais ...

A présent, le Trône marchait le long d'une des voies principales. Toujours enveloppé dans son gris manteau, par-dessus ses vêtements bleu et argent, il a enlevé son capuchon et laisse le vent froid de l'aube ébouriffer ses mèches. C'est la même sensation qu'il avait des années plus tôt, quand il parcourait les chemins du monde sans trêve et sans halte, avant qu'il ne s'arrête à Elament pour quelque temps à l'échelle des hommes. Comment avait-il été possible d'oublier à quel point ce souffle froid sur la peau était agréable? Il avait du mal à se l'avouer, mais l'errance commençait à lui manquer ...

** Enfin ... pour être honnête, ce n'est pas le seul problème ** remarqua-t-il intérieurement en saluant de la tête un habitant levé tôt.

Effectivement, des problèmes, il en avait des tas. Que ce soit son poste de professeur, le Chantepierre détruit qu'il n'arrivait pas à recréer, ses responsabilités à la Cité ou des choses plus ... personelles, il lui semblait qu'ils se multipliaient. Mais point de défaitisme ... il y avait deux excellentes raisons de se réjouir : à part quelques cicatrices, sa santé était redevenue à peu près normale, et Elament était toujours debout. Alors, ce matin, il n'avait vraiment, vraiment pas envie de penser à tout ça. Il allait rentrer, passer à la cantine de l'Ecole et se remettre au travail ...

Pourtant, ses pas ne le menèrent pas à l'immense bâtiement qui dominait Elament. Intérieurement, sans savoir trop pourquoi, il décida de pousser une pointe jusqu'au centre pour voir si les réparations se passaient ien. Et puis, tiens, pourquoi ne pas passer voir si la Goutte de Vie n'avait pas été touchée par les combats? Après tout, hum ... il avait bien le droit de prendre un peu de congé, non ?

A force de se trouver bonne raison sur bonne raison, il finit par arriver. La boutique était fermée, close pour la nuit, ainsi que les volets qui abritaient la demeure de la gérante. Pensivement, l'Ange s'arrêta et considéra la facade, adossé au mur le plus proche. Bof ... finalement, il n'avait plus trop envie de rentrer. Le travail? euh, ce n'était pas très important ... il pouvait attendre. Tiens, il pourrait peut-être monter voir le lever du soleil à la tour des Vents ... oui, il irait ... cinq minutes à regarder cette boutique, et puis il irait ... tout à l'heure ... Bref, il était toujours là une demi-heure plus tard, quand un bruit de bébé qui pleure se fit entendre faiblement, derrière les volets fermés. Un sourire léger passa sur les lèvres du Trône.

** Maëhli ... **

Ainsi, l'enfant était toujours en bonne santé. Cela était bon. Il avait vu Lorelaï de loin, à une ou deux reprises, mais il n'avait pas eu de nouvelles plus précises. Oui, enfin, disons surtout qu'il n'était pas retourné en chercher ... Les cris se turent peu à peu. Apparemment, quelqu'un s'était levé pour aller lui donner à manger. L'Ange resta appuyé à son mur, se contentant de s'étirer. De toute façon, ce lever de soleil, il l'avait raté, alors ...

Vers sept heures du matin, il entendit un peu de remue-ménage et en déduisit que la propriétaire des lieux s'était levée. Il eut à peine le temps de voir la jeune femme ouvrir rapidement ses volets - lui-même était certain de n'avoir pas été vu, dans ce coin où son manteau gris se fondait dans l'ombre. Le jeune soleil était à peine levé et n'éclairait pas encore toute la rue. Ce ne fut que lorsqu'une bonne odeur de café lui parvint, portée par le vent, qu'il se décida à bouger. Aussi naturellement que s'il marchait, ses ailes l'emportèrent jusque devant la fenêtre du premier étage. S'il n'était pas si tôt, les voisins auraent certainement été étonnés de voir un ange léviter ainsi devant la facade du bâtiment, mais après tout, on était à Elament, oui ou non?

"Ton café sent toujours aussi bon ... " lança l'ange en passant la tête par la fenêtre. "T'en resterait-il une tasse, Lorelaï?"

Lorelaï ne put retenir un cri de surprise en voyant l'Ange... son Ange... son Amour... il voletait devant sa fenêtre tout naturellement... comme s'ils s'étaient quittés hier... Son étonnement fut rapidement remplacé par une joie incommensurable... et une certaine gêne vu son accoutrement... Elle portait une robe d'intérieur élimée, ses cheveux étaient décoiffés... et elle était vraiment du pour un bain... Elle lui fit un sourire timide:

- Vas-y, entre... désolée pour ma tenue... je ne t'attendais pas...

Elle tira une chaise pour lui et alla lui servir du café. Elle choisit sa plus jolie tasse, une tasse noire avec un tour doré, et l'intérieur doré aussi.

- Deux laits un sucre, si je ne m'abuse???

Elle posa la laitière et le sucrier devant lui... son visage rayonnait, elle était si heureuse de le voir enfin... elle s'était posée tant de questions depuis la Bataille. À cet instant, Maëhli s'éveilla en pleurant. Elle s'excusa:

- Donne-moi un moment.

Elle disparut un bref instant et revint avec la fillette sur son bras. La petite avait grandi et prit du bois. Quelques mèches noires ornaient maintenant sa tête minuscule:

- Tu dois trouver qu'elle a changé, hein?

La petite gazouilla un peu et sourit.

- Je crois qu'elle te reconnaît, ajouta la jeune mère, taquine.

Lorelaï s"assit face à Archaël, la fillette sur ses genoux, et planta son regard dans le bleu de son compagnon. Pourquoi était-il soudainement réapparu? Elle n'osait le questionner. Elle attendait qu'il parle...

Le visage d'Archael s'adoucit tandis qu'il étendait la main pour effleurer la joue de Maehli.

"Pour être honnête, je ne saurais même pas dire si c'est bien elle. Quand on n'a pas l'habitude, tous les bébés se ressemblent ..."

Comme s'il avait été vexé de ces paroles, le bébé lança sa petite main vers le doigt dans l'Ange. Après deux ou trois essais, elle réussit à s'en emparer et laissa échapper un gazouillement de victoire. Elle s'empressa aussitôt d'essayer de le mordiller, bavant dessus avec tous les signes d'une grande satisfaction.

"Rectification! Finalement, je la reconnais ... " soupira l'Ange en récupérant son doigt dégoulinant.

S'étant rapidement essuyé à une serviette, le Trône entreprit de boire sa tasse de café. Après cette longue nuit, combien il était agréable, breuvage chaud et odorant. Il avait écumé à peu près tous les endroits de la Cité où on en faisait, mais aucun ne valait celui de la Goutte de Vie, qu'il avait goûté pour la première fois un jour d'hiver, quand il était venu parler à l'infirmière ed la Btaille approchante et des sortilèges de guérison. Avait suivi leur voyage à Eldandhil, mais jamais ils ne s'étaient retrouvés depuis. Il avait entendu dire qu'elle l'avait soigné après son duel avec Chilk, mais de cela, ils n'avaient jamais parlé. En fait, c'était la première fois depuis plusieurs semaines qu'ils se voyaient en particulier.

Le visage de Lorelaï ne montrait les signes ni de la tristesse, ni de la fatigue. Quelque chose d'invisible, d'impalpable, la recouvrait toute entière et la transfigurait. Elle avait toujours été une personne discrète, mais ce quelque chose attirait invinciblement les regards. Et ce ne fut qu'en voyant la jeune femme serrer Maehli contre elle, qu'il comprit ce que c'était. Avec l'enfant, Lorelaï était heureuse, tout simplement, et ce bonheur se remarquait. C'était quelque chose de tout simple, mais pourtant de rare dans cette Cité encore si gravement meurtrie par la Guerre ...

Pensivement, l'Ange absorba une autre gorgée de café. Il s'était tenu à l'écart de cette maison pendant tout ce temps. Aujourd'hui, il y revenait, attiré comme malgré lui. Au fond, peut-être avait-il toujours su qu'il finirait par y revenir, envers et contre tout, y compris ses propres intentions. Par dessus sa tasse, ses yeux bleuse quittèrent Maëhli pour désisager Lorelaï.

"La Guerre n'a pas trop fait de dégâts dans cette partie de la ville?"

Lorelaï posa la petite par terre, sur une couverture, avec quelques jouets autour et s'installa près d'elle.

" Non, on a eu de la chance, ils sont restès plus près des Grandes Portes et des murailles. Ils ont tenté d'atteindre l'école, mais elle était trop bien gardé... puis une fois qu'ils ont eu Layna... bien...tu sais..."


C'était encore difficile pour elle d'en parler. Elle avait eu pour charge de soigner les blessés, mais n'avait même pas eu une chance de se rendre à Layna... Seule Naci avait été témoin des derniers instants de la Gardienne... et Lorelaï regrettait amèrement de ne pas s'être rendu à temps ne serait-ce que pour avoir pu tenter quelque chose... lorsqu'elle était arrivé, guidé par un messager, son âme avait déjà entamé son transfert...

Elle se secoua pour s'obliger à penser à autre chose. Depuis la Bataille, sa vie avait pris un sens. On lui avait confié la boutique, elle avait Maëhli... elle était heureuse... l'orpheline avait trouvé sa place ici...

" Et toi, qu'as-tu fait depuis? "

Le poupon sur sa couverture agrippait ses orteils et gazouillait joyeusement, heureuse de la compagnie... elle semblait se rappeller se compagnon présent lors de son sauvetage. Quelqu'un d'autre aussi avait reconnu l'être ailé, Rudy arriva en sautillant dans la pièce et vint se percher sur le Trône.

" Tiens tiens... un autre à qui tu as manqué!"

Réalisant ce qu'elle venait de dire, elle détourna le regard et se concentra sur sa fille...

L'Ange acquiesce avec une curieuse sérénité. Ses yeux de ciel se troublent imperceptiblement tandis qu'il repose sa tasse vide, mais même l'allusion à la mort de la Directrice, qui a si profondément atteint tous les habitants d'Elament, le laisse étrangement paisible. Est-il devenu encore plus insensible que pendant leur voyage? Ou a-t-il déjà versé silencieusement les larmes qui remplissent le coeur, et laissent derrière elles l'apaisement? Il se content de répondre à la question de la jeune fille.

« Eh bien, nous tentons de réveiller Elament. Cela fait plusieurs semaines que la Bataille s'est achevée et tout le monde semble encore perdu au milieu d'un mauvais rêve. Au fond, cela vaut peut-être mieux. »

Dans un éclair fauve, une petite silhouette déboule dans la pièce et ne tarde pas à se retrouver sur l'épaule de l'Ange. Rudy, l'écureuil agile et intelligent qui était le plus fidèle compagnon de Lorelaï. La petite bête l'a également reconnu, cet homme qui sent le ciel, et semble le considérer désormais comme un ami.

Un autre à qui tu as manqué ... à cette phrase, Archael cilla légèrement et jeta un coup d'oeil en biais vers la jeune femme. Elle lui tourne le dos et joue avec Maehli, peut-être pour ne pas montrer son visage. Un instant, il ferme les yeux, troublé. Il leur a manqué et s'en sent un peu coupable. Cela fait longtemps qu'il aurait pu – et dû – revenir, ne serait-ce qu'en coup de vent. Mais il s'est plongé dans le travail, premièrement parce que c'était nécessaire, accessoirement parce que cela lui permettait d'oublier un peu que dans leur compagnie, il se sent à la fois bien et mal à l'aise. Quelque chose flotte comme un obstacle entre lui et les deux autres, une pensée qu'il connaît très bien et qu'il s'emploie à temps complet à garder exilée aux limbes de son esprit. Pourtant, il est attiré vers elles, et finalement, ce matin, cette attirance a pris le dessus. C'était par hasard, out à fait par hasard ... mensonges, mensonges, mon vieux.

Il se penche lui aussi vers le lit, et ses cheveux blancs effleurent la joue de l'infirmière. Sans demander, il soulève le poupin – il sait que Lorelaï ne s'y opposera pas. N'est-elle pas un peu à lui aussi, depuis qu'ils lui ont fait franchir des lieues et des lieues pour échapper à la mort? L'enfant dévisage son nouveau porteur une seconde, un peu interloquée. Depuis tout ce temps, elle a oublié l'homme qui l'a transportée depuis les ruines de son village, mais dépourvue de timidité, elle ne tarde pas à chiffonner sa bouche en un essai de sourire. Le Trône frotte amicalement son nez contre le sien, tout en continuant de discuter sans trop regarder Lorelaï en face.

« Quand j'ai le temps, j'essaye de réparer un peu mon bureau à l'Ecole, mais vu les dégâts, ce n'est pas demain la veille ... Holà! Attention, toi ... »

Fascinée par le joyau bleu qui orne le front de l'Ange, la petite agite maladroitement les mains dans sa direction. Et l'une de ses menottes minuscules a raté de peu l'oeil d'Archael. Celui-ci éloigne les petits doigts de son visage et fait pivoter Maehli vers la gauche. Instantanément, le bébé oublie la pierre luisante, captivé par le roux de la fourrure de Rudy. Elle est belle, cette couleur chaude et luisante! Ce serait beau de l'attraper pour la serrer, la renifler, la goûter. Mais l'écureuil est agile, lui aussi, bien trop agile ! Et le voilà qui cascade sur la chevelure blanche, se tenant à bonne distance, prudent et curieux de regarder ce petit bout d'humain.

« Je peux te demander une autre tasse? » émet Archael en assurant sa prise sur l'enfant gigotante. « Je boirais bien de ton café plus souvent! »

Lorelaï est assise sur le sol, à genoux, devant le Trône et le regarde, fascinée, jouant avec le poupon... quand il frotte son nez contre celui minuscule de Maëhli, elle sent une bouffée d'émotions l'envahir... de ce genre qui fait mal et mouille les yeux... elle la retient, douloureusement, et l'enfouit en elle... elle la conservera pour les moment difficiles...

Elle redescend sur terre quand Archaël demande une seconde tasse de café. D'un coup de rein habile, elle se redresse en faisant froufrouter sa robe, attrappe la tasse et va la remplir:

" Si mon café te plaît. tu reviens quand tu veux... tu n'as pas besoin d'un rendez-vous... ma porte ...et ma fenêtre... te sont toujours ouvertes!"


Elle ramène sa tasse fumante à l'Ange et s'asseoit sur le coin de la table, près du trio...

" Je comprends ce que tu veux dire... c'est comme si la ville était engourdie... j'ai bien peu de clients maintenant... ils passent prendre ce dont ils ont besoin, mais demande peu de soins... comme s'ils avaient peur de sortir de leurs maisons..."

Son regard se perd. Elle se rappelle du temps ou elle et Ange Noir travaillaient ensembles tellement l'infirmerie débordait... alors que maintenant... les lits restent vides... Elle vit en recluse... personne ne vient la voir... Elle passe ses journées à profiter de sa fille... et ça la comble...

" Tu as vue la petite Coralline dernièrement?"

Elle prend des nouvelles de son amie... elle l'a à peine entrevue dernièrement... Il y a eu la fête, mais elle n'y est pas resté longtemps... jeune mère, elle avait eu l'"impression de ne pas cadrer dans l'ambiance... comme si elle n'avait plus de liens avec ces gens...

Elle s'apprête à prendre des nouvelles de Ruby, mais se retient... elle ne doit pas raviver la douleur de l'ange... ni lui faire penser à sa rivale... alors qu'il la désire, elle le repousse... tandis qu'elle n'a qu'un désir... rallumer ses yeux éteints et lui redonner goût à la vie... Elle pose son regard sur lui... si doux... si calme... sa chevelure soyeuse...elle a envie de le caresser... et ca lui fait mal de se retenir...

Elle veut parler, occuper le silence, mais il y a tant de non-dits entre eux... tant de choses que chacun sait mais n'ose aborder...

" Voudrais-tu quelque chose à grignoter? Une gauffre peut-être? J'en ai fait hier..."